Fonction de l'atelier

Ce premier texte consacré à l’atelier par Daniel Buren n’a été publié en français et en anglais qu’en 1979 ; in Ragile, Paris, septembre 1979, tome III, p. 72-77.

Fonction de l’atelier

De tous les cadres, enveloppes et limites – généralement non perçus et certainement jamais questionnés – qui enferment et « font » l’œuvre d’art (l’encadrement, la marquise, le socle, le château, l’église, la galerie, le musée, le pouvoir, l’histoire de l’art, l’économie de marché, etc.), il en est un dont on ne parle jamais, que l’on questionne encore moins et qui pourtant, parmi tous ceux qui encerclent et conditionnent l’art, est le tout premier, je veux dire : l’atelier de l’artiste.

L’atelier est, dans la plupart des cas, plus nécessaire encore à l’artiste que la galerie et le musée. De toute évidence, il préexiste aux deux. De plus, et comme nous allons le voir, l’un et les autres sont entièrement liés. Ils sont les deux jambages du même édifice et d’un même système. Mettre en question l’un (le musée ou la galerie par exemple) sans toucher à l’autre (l’atelier) c’est – à coup sûr – ne rien questionner du tout. Toute mise en question du système de l’art passera donc inéluctablement par une remise en question de l’atelier comme un lieu unique où le travail se fait, tout comme du musée comme lieu unique où le travail se voit. Remise en question de l’un et de l’autre en tant qu’habitudes, aujourd’hui habitudes sclérosantes de l’art.

Mais quelle est donc la fonction de l’atelier ?

1. C’est le lieu d’origine du travail.

2. C’est un lieu privé (dans la grande majorité des cas), cela peut être une tour d’ivoire.

3. C’est un lieu fixe de création d’objets obligatoirement transportables.

Un lieu extrêmement important comme on peut déjà s’en rendre compte. Premier cadre, première limite dont tous les autres vont dépendre.

Tout d’abord physiquement, architecturalement, comment se présente un atelier ? En effet, l’atelier de l’artiste ce n’est pas n’importe quel réduit, n’importe quelle pièce [i]. Nous en distinguerons ici deux types.

1. En ce qui concerne l’atelier de type européen, type marqué par l’atelier parisien de la fin du siècle dernier, nous avons généralement affaire à un local assez vaste et surtout caractérisé par une assez grande hauteur sous plafond (4 m minimum), parfois avec loggia, afin d’augmenter la distance du point de vue à l’œuvre. Les accès permettent l’entrée et la sortie de grands travaux. Les ateliers pour sculpteurs sont au rez-de-chaussée, ceux pour peintres aux derniers étages. Enfin, l’éclairage est naturel et généralement diffusé par des verrières qui sont orientées vers le nord afin d’en recevoir la lumière la plus douce et plate à la fois [ii].

2. Quant à l’atelier de l’artiste américain [iii], d’origine plus récente, il n’est cependant pas généralement construit spécialement, ni suivant certaines normes, mais est en majorité bien plus vaste que l’atelier européen, pas forcément plus haut, mais beaucoup plus long et large, trouvant son lieu dans d’anciens « lofts » récupérés. La lumière naturelle joue ici un rôle bien moindre (quasi nul) que la superficie et le volume. L’électricité éclaire l’ensemble, jour et nuit si nécessaire. D’où d’ailleurs, une certaine adéquation entre les produits sortant de ces « lofts » et leur « placement » sur les cimaises ou les sols des musées modernes éclairés eux aussi jour et nuit par l’électricité.

J’ajouterais que l’atelier de ce type influence également les endroits qui servent d’ateliers aujourd’hui en Europe et qui peuvent être, pour qui les trouve, soit une ancienne grange à la campagne, soit un vieux garage ou autre local commercial en ville. Dans l’un et l’autre cas, on voit déjà les rapports architecturaux qui s’opèrent de l’atelier au musée, l’un s’inspirant de l’autre et vice versa, ainsi que d’un type d’atelier à l’autre [iv]. Nous ne parlerons cependant point de ceux qui transforment une partie de leur atelier en hall d’exposition, ni des conservateurs qui rêvent de musées sous forme d’ateliers permanents !

Après avoir vu quelques-unes des caractéristiques architectoniques de l’atelier, voyons maintenant ce qui généralement s’y passe.

En tant que lieu privé, l’atelier est un lieu d’expérience dont seul l’artiste résident pourra juger, puisque aussi bien ne sortira de son atelier que ce qu’il voudra bien en laisser sortir.

Ce lieu privé, permet également d’autres manipulations indispensables celles-là à la bonne marche des galeries et des musées. Par exemple, c’est le lieu où le critique d’art, l’organisateur d’expositions, le directeur ou conservateur de musée, pourront venir choisir en toute quiétude parmi les œuvres présentes (et présentées par l’artiste) celles qui figureront dans telle ou telle exposition, telle ou telle collection, telle ou telle galerie, tel ou tel ensemble. L’atelier est alors une commodité pour l’organisateur, quel qu’il soit. Il peut ainsi « composer » à sa guise son exposition (et non celle de l’artiste, mais généralement l’artiste se laisse bien gentiment manipuler dans cette situation, trop content d’exposer) au moindre risque, car non seulement il a déjà sélectionné l’artiste participant, mais encore il sélectionne, dans son atelier même, les œuvres qu’il désire. L’atelier est donc aussi une boutique. C’est là que l’on trouvera le prêt-à-porter à exposer.

L’atelier est également le lieu où, avant qu’une œuvre ne soit publiquement exposée (musée ou galerie), l’artiste peut inviter les critiques et autres spécialistes dans l’espoir que leur visite permette la « sortie » de quelques œuvres de cet endroit privé – sorte de purgatoire – pour aller s’accrocher à quelque cimaise publique (musée/galerie) ou privée (collection) – sorte de paradis des œuvres !

L’atelier joue donc le rôle de lieu de production d’une part, de lieu d’attente d’autre part, et enfin – si tout va bien – de diffusion. C’est alors une gare de triage.

L’atelier, premier cadre de l’œuvre, est en fait un filtre qui va servir à une double sélection, celle faite par l’artiste d’abord, hors du regard d’autrui, et celle faite par les organisateurs d’expositions et les marchands d’art ensuite pour le regard des autres. Ce qui apparaît aussi, immédiatement, c’est que l’œuvre ainsi produite passe – afin d’exister – d’un abri à un autre. Elle doit donc être à tout le moins transportable et si possible manipulable sans trop de restrictions pour celui qui (en dehors de l’artiste lui-même) prendra le droit de la « sortir » de ce premier lieu (originel) afin de lui faire accéder au second (promotionnel). L’œuvre donc, parce que produite en atelier, ne peut être conçue qu’en tant qu’objet manipulable à l’infini et par quiconque. Pour ce faire et dès sa production en atelier, l’œuvre se trouve isolée du monde réel. Cependant, c’est quand même à ce moment-là, et à ce moment-là seul, qu’elle est le plus proche de sa propre réalité. Réalité dont elle n’arrêtera pas ensuite de s’éloigner pour parfois même en emprunter une autre que personne, pas même celui qui l’a créée, n’a pu imaginer et qui pourra lui être complètement contradictoire, généralement pour le plus grand profit des mercantiles et de l’idéologie dominante. C’est donc quand l’œuvre est dans l’atelier et seulement à ce moment qu’elle se trouve à sa place. D’où une contradiction mortelle pour l’œuvre d’art, et dont elle ne se remettra jamais, puisque sa fin implique un déplacement dévitalisant quant à sa réalité propre, quant à son origine. Par contre, si l’œuvre d’art reste dans cette réalité – l’atelier – c’est l’artiste alors qui risque de mourir… de faim ! L’œuvre que nous pouvons voir est donc totalement étrangère à son lieu d’accueil (musée, galerie, collection…), d’où le hiatus sans cesse grandissant entre les œuvres et leur place (et non leur placement), gouffre béant qui, si on le voyait (et on le verra tôt ou tard) précipiterait l’art et ses pompes (c’est-à-dire l’art tel que nous le connaissons aujourd’hui et dans 99 % des cas l’art tel qu’il se fait) dans les oubliettes de l’histoire. Cet abîme est cependant partiellement colmaté par le système qui nous fait accepter à nous-mêmes, public, créateur, historien, critique et autres, la convention du musée (de la galerie) comme cadre neutre inéluctable, lieux uniques et définitifs de l’art. Lieux éternels en fonction de l’éternité de l’art !

L’œuvre se fait donc dans un lieu bien précis, mais dont elle ne peut tenir compte, alors que, par bien des aspects, non seulement ce lieu la commande et la forge, mais encore est l’unique endroit où l’art a lieu. Nous arrivons donc à la contradiction suivante qu’il est impossible d’une part, et par définition, de voir une œuvre dans son lieu, et que d’autre part, c’est le lieu qui lui sert d’abri et dans lequel on va pouvoir la regarder qui la marquera, l’influencera, bien plus encore que le lieu dans lequel elle a été faite et dont elle a été exclue.

On peut dire alors que nous nous trouvons en face de l’inadéquation suivante : ou bien l’œuvre est dans son lieu propre, l’atelier, et n’a pas lieu (pour le public), ou bien elle se trouve dans un endroit qui n’est pas son lieu, le musée, et alors a lieu (pour le public).

Exclue de la tour d’ivoire où elle est produite, l’œuvre aboutit dans un autre lieu qui, bien qu’étranger, ne pourra que renforcer cette impression de confort qu’elle avait déjà acquise, en s’abritant alors dans une citadelle, le musée, afin qu’elle survive à ce transport. L’œuvre passe donc – et ne peut exister qu’ainsi puisque l’empreinte de son local d’origine l’y prédestine – d’un lieu/cadre clos, monde de l’artiste, à un autre lieu – paradoxalement plus clos encore –, et qui est celui du monde de l’art. D’où peut-être l’impression de cimetière donnée par l’alignement des œuvres dans les musées. Quoi qu’elles disent, d’où qu’elles viennent, quoi qu’elles aient voulu signifier, c’est là qu’elles aboutissent, c’est là aussi qu’elles se perdent, perte d’ailleurs partielle, comparée à celle totale des œuvres qui ne sortent jamais de leurs ateliers. D’où l’inénarrable compromission des œuvres manipulables.

Dans le musée, l’œuvre qui y aboutit y est indéfiniment, à la fois à sa « place » et en même temps à « une place », qui n’est jamais la sienne. À « sa place », puisqu’elle y aspirait tout en se faisant, mais qui n’est jamais la « sienne », puisque aussi bien cette place n’a pas été définie par l’œuvre qui s’y trouve, ni l’œuvre faite précisément en fonction d’un lieu qui lui est par force a priori concrètement et pratiquement inconnu.

Pour que l’œuvre soit en place sans être spécialement placée, il faudrait soit que cette œuvre soit identique à toutes les autres existantes, elles-mêmes identiques entre elles, auquel cas elle passerait (et se placerait) partout et n’importe où (comme toutes les autres œuvres identiques) ou bien alors, il faudrait que le cadre qui accueille l’œuvre originale, ainsi que toutes les autres œuvres originales et donc fondamentalement différentes les unes des autres, soit amovible, à savoir que le musée (la galerie) soit un passe-partout s’adaptant parfaitement et au millimètre à chaque œuvre.

Maintenant, si l’on étudie séparément ces deux cas extrêmes, on ne peut en déduire que des formulations extrêmes et idéalisantes, mais intéressantes ; par exemple :

a) toutes les œuvres d’art sont strictement identiques les unes aux autres quels que soient leur époque, leur auteur, leur pays, etc., ce qui explique leur placement identique dans des milliers de musées à travers le monde, au gré des modes et des conservateurs ;

b) ou bien, toutes les œuvres étant absolument différentes les unes des autres et leurs différences étant respectées donc lisibles, explicitement et implicitement à la fois, chaque musée, chaque salle dans chaque musée, chaque cimaise dans chaque salle, chaque mètre carré sur chaque cimaise, s’adaptent parfaitement à chaque œuvre, à chaque endroit et à chaque moment.

Ce que l’on peut remarquer, dans ces deux formulations, c’est leur asymétrie sous une apparente symétrie. En effet, si on ne peut accepter logiquement que toutes les œuvres d’art, quelles qu’elles soient, soient identiques entre elles, on est bien forcé de constater qu’elles sont (suivant les époques) installées de la même manière quoi qu’elles soient.

Par contre, si l’on peut accepter que chaque œuvre a son unicité, on est bien forcé de remarquer qu’aucun musée ne s’y adapte précisément et agit – paradoxalement puisqu’il prétend défendre l’unicité de l’œuvre – comme si ce dire de l’œuvre, son unicité n’existait pas, et la manipule à sa guise.

Ainsi, juste pour fixer les esprits avec deux exemples parmi des milliers, les responsables du Jeu de Paume à Paris présentent des œuvres impressionnistes à l’intérieur même des murs qui, donc, directement les encadrent, ceux-ci même peints d’une certaine couleur. Quant aux œuvres de la même époque et des mêmes artistes, elles sont présentées 8 000 km plus loin et au même moment sous d’énormes cadres sculptés et en rangs d’oignons à l’Art Institute de Chicago par exemple.

Est-ce dire, pour reprendre nos deux exemples, que les œuvres en question sont absolument identiques les unes aux autres et qu’elles acquièrent enfin un dire propre et différencié grâce à l’intelligence de ceux qui les présentent, justement pour leur faire dire différemment ce que, par définition, elles cachaient sous un même aspect, absolue neutralité d’œuvres identiques les unes aux autres et attendant leur « cadre » pour s’exprimer ?

Ou bien, suivant le deuxième exemple, est-ce dire que chaque musée s’adapte au plus près du dire spécifique des œuvres en question ? Mais qui pourra nous expliquer alors où il était explicite dans l’œuvre de Monet que certaines toiles doivent, soixante-dix ans après leur création, être emmurées puis environnées d’une douce couleur saumon d’une part, à Paris, et que d’autres, à Chicago, soient encadrées d’énormes moulures et juxtaposées à d’autres œuvres d’artistes impressionnistes, d’autre part ?

Si nous excluons l’un et l’autre de ces deux cas extrêmes, (a) et (b), mentionnés plus haut, nous nous trouvons en face d’un troisième qui est évidemment le plus courant et qui implique une relation sine qua non de l’atelier au musée telle que nous la connaissons aujourd’hui.

En effet, comme l’œuvre qui se crée dans l’atelier n’y demeurera point, qu’elle le sait et qu’elle ira aboutir dans un autre lieu (musée, galerie, collection), il faut pour que l’œuvre non seulement se fasse, mais encore puisse être vue dans un autre lieu et par suite dans n’importe quel lieu, il faut pour que ce transfert se fasse, deux conditions qui sont :

1. Ou bien que le lieu définitif de l’œuvre soit l’œuvre elle-même. Croyance ou philosophie grandement répandue dans les milieux artistiques, pour autant que cette opinion sur l’œuvre permette d’échapper à tout questionnement sur son lieu physique de visibilité et par suite sur le système, et donc sur l’idéologie dominante qui la régit ainsi que sur l’idéologie spécifique de l’art. Théorie réactionnaire s’il en est, puisqu’elle permet, sous prétexte d’y échapper ou plutôt de n’être pas concernée, à tout le système de se renforcer sans avoir même à se justifier, puisque par définition (définition donnée par les tenants de cette théorie) le lieu du musée est sans rapport avec le lieu de l’œuvre.

2. Ou bien que le créateur « imagine » le lieu où son œuvre échouera, ce qui l’amène à imaginer soit toutes les situations possibles pour chaque œuvre (ce qui est tout bonnement impossible), soit (ce qui est le cas) un endroit moyen-type possible. Nous obtenons alors le banal espace cubique neutralisé à l’extrême, à la lumière plate et uniforme, que nous connaissons, c’est-à-dire l’espace des musées et galeries tels qu’ils existent aujourd’hui. Ce qui, consciemment ou non, oblige le producteur en atelier à produire pour un type d’endroit banalisé et par la même occasion à banaliser son propre travail afin de l’y conformer.

À produire pour un stéréotype, on finit bien évidemment par fabriquer un stéréotype soi-même, d’où l’académisme ahurissant des œuvres d’aujourd’hui, bien que dissimulé sous des formes apparemment les plus diverses.

Je voudrais pour terminer, donner à l’appui de mes « soupçons » vis-à-vis de l’atelier et de ses fonctions idéalisante et sclérosante à la fois, deux exemples qui m’ont conditionné, l’un personnel, l’autre historique.

1. Personnel

Très jeune (j’avais dix-sept ans), j’entreprenais une étude sur la peinture en Provence de Cézanne à Picasso (particulièrement sur les influences du lieu géographique sur les œuvres). Pour mener à bien ce travail, non seulement je sillonnais le sud-est de la France de part en part, mais je rendais visite à un grand nombre d’artistes et par la même occasion visitais leurs ateliers. Mes visites me conduisirent des artistes les plus jeunes aux plus âgés, d’inconnus aux plus célèbres d’entre eux. Ce qui me frappa alors, c’est avant tout la diversité des travaux, puis leur qualité, leur richesse et surtout leur réalité, c’est-à-dire en fait leur « vérité », quel que soit leur auteur et quelle que fût sa réputation. « Réalité/vérité » par rapport non seulement à l’auteur et à son lieu de travail, mais aussi par rapport à l’environnement, au paysage.

Peu de temps après, je visitai, les unes après les autres, les expositions des artistes que j’avais rencontrés et là, l’émerveillement s’estompait, parfois même s’évanouissait complètement comme si les œuvres que j’avais vues dans les ateliers n’étaient plus ni les mêmes ni faites par les mêmes personnes. Arrachées à leur contexte, à leur environnement pourrait-on dire, elles perdaient sens et vie. Elles devenaient comme « fausses ». Je ne compris cependant pas immédiatement (tant s’en faut) ni très bien ce qui se passait, ni le pourquoi de cette désillusion. Une seule chose devenait certaine, la déception. Je revis plusieurs fois certains de ces artistes et chaque fois le hiatus entre leur atelier et les cimaises parisiennes s’accentuait pour moi à un tel point qu’il me devint impossible de continuer la visite de leurs ateliers et de leurs expositions. Dès ce moment, quelque chose d’irrémédiable, bien que confus quant aux raisons, venait de se briser. Plus tard, je renouvelai la même désastreuse expérience avec des amis de ma génération cette fois, dont pourtant la « réalité/vérité » profonde du travail m’était bien évidemment plus proche. Cette « perte » de l’objet, cette dégradation de l’intérêt porté à une œuvre selon son contexte comme si une énergie essentielle à son existence disparaissait sitôt franchie la porte de l’atelier, commença à me préoccuper énormément. Cette sensation que l’essentiel de l’œuvre se perdait quelque part de son lieu de production (l’atelier) à son lieu de consommation (l’exposition), me poussa extrêmement tôt à me poser le problème et la signification de la place de l’œuvre. Je compris un peu plus tard que ce qui se perdait, ce qui disparaissait le plus sûrement, c’était la réalité de l’œuvre, sa « vérité », c’est-à-dire son rapport avec son lieu de création, l’atelier. Lieu qui généralement entremêle travaux finis, travaux en cours, travaux à jamais inachevés, esquisses, etc. Toutes ces traces visibles simultanément permettant une compréhension de l’œuvre en cours que le Musée éteint définitivement dans son désir d’« installer ». Ne parle-t-on pas d’ailleurs de plus en plus d’« installation » au lieu d’« exposition » ? Et ce qui s’installe n’est-il pas près de s’établir ?

2. Historique

Le seul artiste qui me soit toujours apparu comme ayant non seulement fait preuve d’une réelle intelligence vis-à-vis du système muséal et de ses conséquences et qui de plus ait tenté de le combattre, c’est-à-dire d’éviter que son œuvre non seulement ne s’y fige, mais aussi ne s’y organise au gré de n’importe quel conservateur de service, c’est Constantin Brancusi.

En effet, en léguant une grande partie de son œuvre sous la réserve expresse qu’elle soit conservée telle qu’elle dans l’atelier même qui l’a vu naître, Brancusi coupait court d’une part à toute dispersion du travail considéré, ainsi qu’à toute spéculation sur l’œuvre, et donnait de surcroît à tout visiteur le même point de vue exactement que le sien propre au moment de la production. Ce faisant il est le seul artiste qui, bien que travaillant en atelier et conscient de ce que son travail y était là le plus proche de sa « vérité », prit le risque – afin de préserver ce rapport entre l’œuvre et son lieu de création – de « confirmer » ad vitam sa production dans le lieu même qui l’a vu naître. Entre autres choses il court-circuitait ainsi le Musée et son désir de classer, d’enjoliver, de sélectionner, etc. L’œuvre reste visible telle qu’elle fut produite, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, Brancusi est le seul également à avoir su garder à son œuvre ce côté quotidien que le Musée s’empresse d’ôter à tout ce qui s’y expose.

On peut dire également – mais cela demanderait une plus longue étude – que la fixation opérée sur l’œuvre par sa visibilité figée dans son lieu d’origine n’a rien à voir avec la « fixation » exercée par le Musée sur tout ce qui s’y expose. Brancusi prouve aussi que la soi-disant pureté de ses œuvres n’est pas moins belle ni moins intéressante entre les quatre murs d’un atelier d’artiste encombré d’ustensiles divers, d’autres œuvres, certaines inachevées, d’autres finies, qu’entre les murs immaculés de Musées aseptisés [v].

Alors que toute la production de l’art d’hier et d’aujourd’hui est non seulement marquée, mais procède de l’usage de l’atelier comme lieu essentiel (parfois même unique) de création, tout mon travail découle de son abolition.

Décembre 1970-janvier 1971

[i]. Nous décrivons plus loin l’atelier en tant qu’archétype, sachant très bien que tous les artistes qui débutent (et certains même toute leur vie) doivent se contenter d’infâmes masures ou de pièces ridiculement petites ; toutefois, j’ajouterai que ceux qui conservent, malgré les difficultés, les lieux sordides dans lesquels ils travaillent sont ceux pour qui, de toute évidence, l’idée de posséder un atelier pour leur travail est une nécessité et qui, par conséquent, rêvent d’un local qui, s’ils l’avaient, se rapprocherait alors très vraisemblablement de l’archétype dont nous parlons.

[ii]. On peut déjà remarquer que l’exposition d’un atelier d’artiste requiert plus de soin quant à l’éclairage, l’orientation, etc., de la part des architectes qu’un artiste n’en mettra souvent lui-même pour contrôler l’exposition de ses œuvres une fois sorties de son atelier !

[iii]. Nous parlons de celui du type new-yorkais, puisque aussi bien ce vaste pays, dans sa volonté d’anéantir en la supplantant « l’École de Paris » de triste mémoire, en a reproduit tous les défauts y compris le principal, à savoir une centralisation forcenée qui, déjà ridicule à l’échelle de la France et même de l’Europe, est absolument grotesque à l’échelle des États-Unis et certainement néfaste au développement artistique.

[iv]. Aux musées américains généralement éclairés à l’électricité, on opposera les musées européens généralement éclairés par la lumière du jour grâce à une profusion de verrières. On perçoit également déjà ce qui va créer ce que d’aucuns verront comme un antagonisme et qui, en fait bien souvent, n’est qu’une différence de style produite par l’environnement entre la production européenne et la production américaine.

[v]. On doit ici signaler que si l’atelier de Brancusi avait pu rester dans l’impasse Roussin, ou à tout le moins dans la maison elle-même (même transportée autre part), la démonstration n’en aurait été que meilleure. (N.d.l.r. de Ragile.Ce texte écrit en 1971 se réfère à la reconstitution de l’atelier de Brancusi au Musée d’Art moderne. Depuis, le corps de bâtiments a été reconstruit sur l’esplanade du nouveau Musée, Centre Beaubourg, ce qui rend la note précédente aujourd’hui obsolète.)