Fonction du musée

Premier texte d’une série sur l’analyse des fonctions des institutions. Publié en anglais à l’occasion de l’exposition dénommée par erreur Sanction of the Museum au Museum of Modern Art d’Oxford ; in catalogue Sanction of the Museum, Oxford : Museum of Modern Art, 1973.

Fonction du musée

Lieu privilégié au triple rôle :

1. Esthétique. Il est le cadre, support réel ou s’inscrit – se compose – l’œuvre. En même temps il est le centre où se déroule l’action et point de vue unique de l’œuvre (topographique et culturel).

2. Économique. Il donne à ce qu’il expose une valeur marchande en le privilégiant/sélectionnant. En la conservant ou la sortant (hors) du commun il effectue la promotion sociale de l’œuvre. Il en assure la diffusion et la consommation.

3. Mystique. Le Musée/la Galerie assure immédiatement le statut d’« Art » à tout ce qui s’y expose avec crédulité, c’est-à-dire habitude déroutant ainsi a priori toutes les tentatives qui essaieraient de mettre en question les fondements mêmes de l’art, sans prendre soin du lieu où la question est posée. Le Musée (la Galerie) est le corps mystique de l’Art.

Il est clair que ces trois points ne sont là que pour donner une idée globale du rôle joué par le Musée. Il doit être également entendu que ces rôles sont d’intensités différentes selon les Musées (ou Galeries) en question, pour des raisons sociopolitiques (tenant à l’art ou plus globalement au système).

I. Conservation

L’une des fonctions initiales (techniques) du Musée (Galerie) est celle de conserver (ici la distinction qui peut être faite bien qu’elle soit de moins en moins rigoureuse, c’est que généralement le premier achète, conserve/collectionne en vue de montrer, la seconde en vue de revendre). Cette fonction de conserver perpétue l’une des causes qui font que tout l’art est idéaliste, à savoir qu’il serait (ou pourrait être) éternel.

Cette idée entre autres, prédominait au xixe siècle qui vit l’apparition des Musées publics à peu près tels qu’on les connaît aujourd’hui.

Les choses peintes étant généralement des attitudes, gestes, souvenirs, copies, imitations, transpositions, rêves, symboles, etc., figés/fixés sur la toile arbitrairement pour un temps indéfini, il fallait accentuer cette illusion d’éternité ou temps suspendu en préservant l’œuvre elle-même (physiquement fragile : toile, châssis, pigments, etc.) des intempéries. Le Musée allait assumer cette tâche et, par des moyens appropriés et artificiels, préserver du temps (dans la mesure du possible) ce qui sans lui périrait bien plus rapidement. C’était/c’est, une façon – une de plus – d’obvier à la temporalité/la fragilité d’une œuvre d’art en la conservant artificiellement en « vie » et en lui donnant ainsi une apparence d’immortalité qui va servir remarquablement bien le discours que l’idéologie bourgeoise dominante lui accole, faut-il l’ajouter ? – l’acceptation ravie de l’auteur de l’œuvre c’est-à-dire l’artiste. Or, cette attitude muséale conservatrice qui trouva son apogée au xixe siècle et avec le romantisme est encore généralement admise à notre époque, elle en est même l’un des mécanismes paralysants. En fait rien n’est plus apte à être conservé qu’une œuvre d’art, et c’est pourquoi, fondamentalement, l’art du xxe siècle est encore si tributaire de celui du xixe et sans rupture d’avec lui, car il en a accepté le système, ses mécanismes et sa fonction (Cézanne et Duchamp compris) sans en dévoiler l’un des principaux alibis, bien plus, en considérant le cadre d’exposition comme allant de soi. Nous pouvons affirmer encore une fois que le Musée « marque », imprime son « cadre » (physique et moral) sur tout ce qui s’y expose de façon profonde et indélébile et ce avec d’autant plus de facilité que tout ce qui s’y montre, s’y fait, n’est envisagé et fabriqué qu’en vue d’y être inscrit.

Toute œuvre d’art conserve déjà, implicitement ou non, la trace d’un geste, d’une image, d’un portrait, d’une époque, d’une histoire, d’une idée et est ensuite à son tour conservée (gardée-en-souvenir) par le Musée.

II. Rassemblement

Le Musée non seulement conserve et par là même perpétue, mais aussi rassemble en son sein. Le résultat de cet état de fait est d’accentuer le rôle esthétique du Musée en constituant le point de vue unique (culturel et visuel) d’où les œuvres peuvent être appréhendées, champ clos où l’art se forge et s’abîme, écrasé par le cadre qui le présente et le constitue. En effet ce rassemblement permet des simplifications et assure un poids historico-sociologique qui renforcent l’importance prépondérante du support (le Musée/la Galerie) dans la mesure où ce support est ignoré. Or, il a une histoire, un volume, une présence physique, un poids culturel tout aussi importants que le support sur lequel on peint, où l’on trace (par extension bien entendu tout matériau sculpté, tout objet transporté, tout discours… qui s’inscrit dans le lieu Musée).

Sur un autre plan, social dirons-nous, ce rassemblement sert à montrer en même temps des œuvres différentes, parfois disparates, d’artistes différents, et a pour résultat de les confondre – ou opposer – en « écoles » ou « mouvements » et ainsi d’annuler l’intérêt de certaines questions perdues au milieu d’une multitude exagérée de réponses. Ce rassemblement peut également jouer pour montrer l’œuvre d’un seul artiste dans ses différents aspects et dans ce cas permet un jugement aplatissant de l’œuvre en question, jugement auquel cette œuvre de toute façon aspirait, ayant été uniquement conçue – volontairement ou non – en vue de ce rassemblement final.

En résumé, le rassemblement dans un Musée agit de deux façons différentes, mais parallèles selon que nous ayons affaire à une exposition de groupe ou à une exposition particulière [ii].

1. Sous l’aspect d’une confrontation d’œuvres d’auteurs différents, il y a un amalgame forcé de choses hétéroclites et la mise en valeur d’œuvres élues par rapport à d’autres. Ces œuvres élues prennent une force que seul le contexte/rassemblement leur confère. Qu’il soit clair ici que le rassemblement dont il s’agit et l’élection à laquelle il donne cours sont aussi évidemment économiques. Le Musée rassemble ici pour mieux distinguer. Mais cette distinction est fausse, car le rassemblement force la comparaison entre ce qui bien souvent est incomparable et crée ainsi un discours faussé dès le départ et dont personne ne prend garde (cf. Mise en garde, etc.).

2. En rassemblant et présentant l’œuvre d’un seul artiste, le Musée différencie à l’intérieur d’une même œuvre et insiste (économiquement) sur les réussites (présumées) et les échecs (présumés). Le résultat est, d’une part, d’accentuer le côté « miraculeux » des « réussites » et, d’autre part, de donner une valeur (généralement marchande) à ce qui est faible grâce à ce qui ne l’est pas.

C’est l’aplatissement dont nous parlions et dont le but est à la fois culturel et commercial.

III. Refuge

De ce qui précède on aboutit tout naturellement à une notion très proche de la réalité, à savoir que le Musée est un refuge. Et que sans ce refuge, aucune œuvre ne peut « vivre ». Le Musée est un asile. L’œuvre y est à l’abri des intempéries, à l’abri des risques et surtout apparemment à l’abri de tout questionnement. Le Musée conserve, rassemble et préserve. Toute œuvre d’art est faite en vue d’être conservée, rassemblée avec d’autres et préservée (entre autres des œuvres qui sont exclues du Musée et ce pour quelque raison que ce soit).

Si l’œuvre va au Musée pour s’y réfugier, c’est que là est son confort, son cadre, cadre qu’elle prend pour naturel en oubliant qu’il n’est qu’historique, c’est-à-dire cadre nécessaire aux œuvres qui s’y inscrivent (nécessaire à leur existence même). Ce cadre ne semble pas contrarier les artistes qui exposent sans relâche sans jamais poser le problème du lieu où ils exposent. Que le lieu où l’œuvre est exposée imprègne et marque cette œuvre, quelle qu’elle soit ou bien que l’œuvre elle-même soit directement – consciemment ou non – faite pour le Musée, le résultat est que toute œuvre présentée dans ce cadre, qui ne pose pas explicitement le rôle que ce cadre joue par rapport à l’œuvre, agit dans l’illusion d’un « en soi » ou d’un idéalisme (que l’on pourrait rapprocher de l’art pour l’art) qui met à l’abri – et ce, totalement – de toute rupture [iii].

En fait, chaque œuvre d’art possède inéluctablement un ou plusieurs cadres extrêmement précis, elle est toujours limitée, tant dans le temps que dans l’espace. C’est l’oubli (volontaire) de ces notions essentielles qui peut faire croire à un art immortel, une œuvre éternelle… Et l’on comprend pourquoi ce concept et les mécanismes qui permettent d’y faire croire – entre autres la fonction et le rôle du Musée tels que nous venons très rapidement de les aborder – met l’œuvre une fois pour toutes au-dessus des classes et des idéologies, nous reporte également à un « Homme » éternel et apolitique qui est en fait exactement celui qu’a défini et voudrait maintenir l’idéologie bourgeoise.

La non-visibilité ou non-nomination/révélation des supports d’une œuvre quelconque (châssis de l’œuvre, place de l’œuvre, socle de l’œuvre, cadre de l’œuvre, verso de l’œuvre, prix de l’œuvre, etc.) n’est donc pas sans intérêt ou sans intention, « naturelle » comme on voudrait nous le faire croire, mais bien un masque intéressé et significatif, un camouflage qui est consciemment entretenu et préservé avec toutes les forces dont elle peut disposer et par tous les moyens par l’idéologie bourgeoise même, c’est-à-dire la transformation « de la réalité du monde en image du monde, de l’Histoire en Nature ».

New York, octobre 1970

Notice

L’extrait ci-dessus est tiré d’un texte écrit en octobre 1970 qui devait être la troisième partie (Le Donné) du texte Position Proposition publié par le Musée de Mönchengladbach en janvier 1971 et dont les deux premières parties étaient respectivement : Repères et Limites critiques. C’est l’une des raisons qui nous avait suggéré de laisser le texte alors édité en suspens en le terminant par : « à continuer… »

Nous profitons de cette manifestation au Musée d’Oxford pour faire éditer pour la première fois un extrait de cette troisième partie dont nous espérons « continuer » la publication dans un futur proche.

[i]. Il doit être bien entendu que lorsque nous parlons de « musée » nous incluons également toute sorte de « galerie » ou autre lieu à vocation culturelle. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur les différences qui peuvent exister entre « musée » et « galerie », ainsi que sur l’impossibilité relative d’échapper au concept du (lieu) culturel.

[ii]. Nous nous intéressons ici plus particulièrement à « l’art contemporain », dans sa profusion d’expositions.

[iii]. Nous sautons ici toute une démonstration sur les limites et cadres qui constituent généralement une œuvre d’art, qu’elle soit peinture, sculpture, objet, ready-made, concept ; on pourra se reporter également aux textes parus avant ou depuis comme : Limites critiques, Autour d’un détour, Exposition d’une exposition…