Notes sur le travail
Réflexions sur l’architecture, le lieu d’exposition et la manière dont l’œuvre d’art s’y intègre ; in Studio international, Londres, volume 190, no 977, septembre-octobre 1975, p. 124-125, anglais ; repris in catalogue Daniel Buren, Genève : Centre d’Art Contemporain Salle Patiño, 1976, non paginé.
Notes sur le travail par rapport aux lieux où il s’inscrit, prises entre 1967 et 1975 et dont certaines sont spécialement récapitulées ici
Depuis la renaissance
On peut parler de l’architecture interne d’une peinture ou de toute autre œuvre d’art.
Cette architecture de l’œuvre, la manière dont elle est construite depuis son châssis, la toile et ce qui s’exprime dessus (ou dessous) a un développement propre qui n’a cessé depuis la Renaissance de l’éloigner de plus en plus de l’architecture/lieu dans laquelle/lequel l’œuvre se produit.
On peut dire que l’histoire de l’art moderne (tout spécialement), c’est l’histoire dite et redite de l’architecture interne de l’œuvre, considérée à la fois comme contenu et contenant.
Cependant : « l’objet d’art n’existe, ne peut être vu, qu’en fonction du Musée/Galerie qui l’enveloppe, Musée/Galerie en vue duquel il a été fait et auquel pourtant aucune attention spéciale n’est portée » (extrait de Limites critiques, octobre 1970).
L’histoire qui reste à faire s’affiche
L’histoire qui reste à faire, c’est la prise en considération du lieu (l’architecture) dans lequel une œuvre échoue (se fait) comme partie intégrale de l’œuvre en question et de toutes les conséquences qu’une telle appartenance implique.
Il ne s’agit pas d’ornementer (enlaidir ou embellir) le lieu (l’architecture) dans lequel le travail s’inscrit, mais d’indiquer aussi précisément que possible l’appartenance du travail au lieu et inversement, aussitôt que celui-ci s’y « affiche ».
Un morceau de pain
Un Musée, une Galerie, vides, ne signifient rien, à tel point qu’ils peuvent être à tout moment transformés en gymnase ou boulangerie sans transformer pour autant ce qui s’y déroulera ou s’y vendra par la suite en œuvre d’art, puisque aussi bien, le statut social aura changé. Mettre/exposer un objet d’art dans une boulangerie ne changera absolument pas la fonction de ladite boulangerie qui ne changera jamais non plus l’œuvre d’art en morceau de pain.
Mettre/exposer un morceau de pain dans un Musée ne changera absolument pas la fonction dudit Musée, mais celui-ci changera le morceau de pain en œuvre d’art, du moins pendant le temps de son exposition.
Maintenant, exposons un morceau de pain dans une boulangerie et il sera difficile sinon impossible de le distinguer des autres morceaux de pain. Maintenant, exposons une œuvre d’art – quelle qu’elle soit – dans un Musée, peut-on véritablement la distinguer des autres œuvres d’art ?
Destruction, existence, fragment
Un travail prenant en considération le lieu dans lequel il se montre/s’expose, ne pourra être transporté autre part et devra disparaître à la fin de son exposition.
Disparaître par destruction ouvre une brèche dans l’idéologie artistique dominante qui veut qu’une œuvre soit par définition immortelle, donc indestructible, tout au moins dans l’enceinte/abri du Musée.
Ceci indique l’une des difficultés à laquelle se heurte toute œuvre qui ne tiendrait pas compte de, ne respecterait pas cette clause – pouvoir être protégée –, mais au contraire ferait de sa propre et continuelle destruction son unique forme d’existence.
D’autre part, l’implication au lieu d’exposition comme partie intégrale de l’œuvre, fragmente ladite œuvre en autant de fois qu’il y aura de LIEUX UTILISÉS.
Radicalement. Dialectiquement
Tout lieu imprègne (formellement, architecturalement, sociologiquement, politiquement) radicalement son sens à l’objet (œuvre/travail) qui s’y montre.
L’art en général, refuse d’être impliqué a priori et feint donc d’ignorer ou refuse le rôle draconien imposé par le Musée (la Galerie), rôle à la fois culturel et architectural.
Pour montrer cette limite (ce rôle), l’objet présenté et son cadre-lieu doivent s’impliquer l’un l’autre dialectiquement.
Il ne s’agit pas de créer son propre musée
Il ne s’agit donc pas de créer son propre environnement, ce qui reviendrait au mieux à repousser le problème, non à le poser.
Il ne s’agit pas de créer son propre Musée ni architecturalement ni culturellement sous prétexte d’échapper aux MUSÉES, ce qui reviendrait une fois encore à tenter de s’isoler, s’extraire de la réalité, en fait de faire à une autre échelle et de nouveau son « petit tableau ».
Tension-crise
Il s’agit bien plus, il me semble, de montrer ce qui dans un lieu donné va impliquer l’œuvre immédiatement et peut-être, grâce à l’œuvre enfin impliquer ce lieu.
De la tension ainsi créée apparaîtra dialectiquement la crise entre la fonction du Musée (architecture) et celle de l’Art (objet visuel).
Discours narcissique
Le questionnement radical des limites architecturales dans lesquelles l’œuvre s’inscrit, s’il ne brise celles-ci, échappe par contre aux limites sclérosées de l’œuvre d’art et de son discours narcissique.
En effet, la pseudo-liberté d’une œuvre sous prétexte que l’on peut la transporter de-ci de-là n’importe où d’une exposition à une autre, et ce quelle que soit l’architecture du lieu dans laquelle elle est recueillie, présuppose soit que l’on connaît cette architecture, soit qu’on l’ignore délibérément.
Le cube. Le blanc. L’idéalisme
La connaître sans l’avoir vue c’est accepter de travailler a priori en fonction d’un lieu aseptisé et neutre (soi-disant), cubique, murs verticaux, plancher et plafond horizontaux et blancs.
Cette architecture est celle que l’on connaît bien, puisque c’est à peu près celle que l’on rencontre dans tous les Musées et toutes les Galeries du monde occidental, lieu adapté architecturalement aux besoins du marché qu’une telle marchandise transportable implique et permet.
Ce cube blanc et « neutre » n’est donc pas si innocent que cela, mais bien le réceptacle valorisant déjà souvent mentionné.
Certains artistes conséquents avec leur travail, c’est-à-dire qui savent que leur œuvre ne peut se lire que dans un lieu comme ci-dessus décrit, font construire spécialement à l’intérieur des lieux d’expositions qui ne répondent pas à ces normes, des espaces cubiques et immaculés, indiquant par là même que leur œuvre dépend bien d’une architecture, mais pas n’importe laquelle, puisqu’elle ne peut se plier à aucune autre qui ne soit cubique et blanche : idéale.
Aliénation
Il s’agit bien évidemment dans les deux cas d’une mise en scène qui, sous prétexte d’éclairer le sujet (l’œuvre) afin de le rendre le plus autonome possible et que rien ne vienne distraire le regard qui ne soit l’œuvre, aliène en fait, et ce de façon rédhibitoire, ladite œuvre à ce contexte, cadre architectural obligatoire dont bien évidemment on ne parlera jamais.
Une toile d’araignée
Quant à ceux qui veulent ignorer le contexte architectural dans lequel ils exposent, ce sont ceux qui croient encore qu’une œuvre se suffit à elle-même quelle que soit son enveloppe et quelles que soient les conditions dans lesquelles elle est perçue.
Ainsi en est-il quasiment de toute la peinture qui se conforte dans un « en-soi » débilitant qui tente d’échapper aux difficultés extérieures en se regardant le nombril et d’attirer le regardeur dans les plis de ses fils tissés, comme une toile d’araignée capture les mouches.
Cynique, ignorante
Une œuvre est donc mise en scène – ou mise en valeur – (à son corps défendant ou sous sa demande), par une architecture soi-disant neutre, ou bien l’œuvre fait fi de toute influence extérieure et tente d’attirer malgré tout les regards sur elle en dépit du contexte, cette seconde attitude me semblant présomptueuse puisque aussi bien le contexte (le cadre architectural) l’emporte toujours, se retournant contre ceux qui l’ignorent.
La première attitude est cynique (on sait ce qu’il faut à l’œuvre pour triompher et l’on élimine, a priori, tout conflit susceptible de mettre en cause ce triomphe).
La deuxième attitude est idéaliste ou ignorante (et dans les deux cas, succombe sous les assauts de l’extérieur).
Les deux attitudes relèvent ensemble de l’art tel qu’il est dans la majorité des cas, et ce jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire réactionnaire, dépendant de et ACCEPTANT l’idéologie DOMINANTE.
Sans échappatoire
Impliquer dans l’œuvre le lieu où elle se trouve (et ce, quel que soit ce lieu, intérieur ou extérieur), c’est en donner matériellement et visuellement les limites et ce, sans échappatoire. C’est aussi se relier à une certaine réalité donnée que l’œuvre, le cas échéant, se chargera de critiquer, de mettre en valeur, de contredire, en un mot de dialectiser. De la précision de l’intervention dépendra l’acuité du propos.
L’architecture
L’architecture dans laquelle l’œuvre d’art s’expose doit être prise en considération sous peine de réduire à jamais l’œuvre à néant.
Il ne s’agit donc certainement pas de faire un travail architectural. Il ne s’agit pas non plus de choisir une architecture en fonction du propos que l’on veut tenir.
Toute architecture doit pouvoir être utilisée.
Peu de travaux peuvent se prêter à l’expérience.
Il n’y a pas d’un côté un problème d’architecture et de l’autre un problème de l’art qui lui serait étranger.
Il n’est pas question non plus d’un art se pliant à l’architecture ni d’une architecture épousant l’art.
Différence fondamentale
Il s’agit d’un rapport conflictuel où les deux parties sont à l’épreuve en vue d’une différence.
Et tout d’abord, en vue d’une différence fondamentale avec l’art tel qu’il tente de se perpétuer.
Le point d’intersection – ou point de rupture avec l’art moderne – entre une œuvre et son lieu (le lieu d’où elle est vue), se trouve quelque part « ailleurs », en dehors de l’œuvre et plus tout à fait dans le lieu, point central continuellement décentré et point en marge, affirmant du même coup sa différence.
L’art bourgeois « librement »
Dans les lieux artistiques habituels, qui sont comme nous l’avons vu dans la plupart des cas des cubes blancs, les problèmes posés par l’architecture tentent de se dérober afin de soutenir (artificiellement) le triomphe d’un art bourgeois, qui, ainsi valorisé, peut s’affirmer « librement » à l’intérieur de l’abri douillet qui le réceptionne.
Subversion
L’obligation est alors faite à l’œuvre questionnante d’employer tous les moyens possibles jusqu’à la subversion afin de révéler la fausse discrétion de ces architectures dépersonnalisées et de les faire sortir de leur fausse neutralité.
Dans le cas d’architectures triomphantes (antineutres) dont le Guggenheim de New York offre un excellent exemple, la subversion consistera à accentuer ce qui est déjà en place et rendre intenable toute autre situation à l’intérieur du Musée en dehors de celle choisie par le travail subversif en question. D’où l’exclusion de ce travail (cf. Guggenheim International, janvier 1971 et Studio International, juin 1971, p. 246-250).
La mère abusive
Le Guggenheim Museum est un exemple parfait d’architecture qui bien qu’enveloppante et accueillante, exclut en fait ce qui s’y montre (normalement) au profit de sa propre exposition. Étreignant oui, mais pour l’étouffer. Dans une telle « enveloppe », toute œuvre s’aventurant inconsciemment est irrémédiablement absorbée, avalée dans les spirales et courbes de cette architecture. Le rôle protecteur dévolu au Musée est ici poussé jusqu’au paradoxe par l’architecte lui-même. Le Musée Guggenheim se conduit face à l’art qu’il héberge en mère abusive.
De telles architectures sont néfastes à l’art tel qu’il est, et par là même très révélatrices des limites dudit art.
CES ARCHITECTURES SONT RÉJOUISSANTES.
Des trous dans l’architecture
Dans les lieux architecturaux dits neutres, les points/AXES non neutres – en rupture avec la neutralité – et pour cette raison généralement jamais utilisés, sont les fenêtres, les portes, les corridors étroits, les bouches d’aération, les tuyaux de chauffage, les sources de lumière, etc.
En fait, des trous dans l’architecture.
Des lieux de passage. Des lieux perturbés. Des lieux instables.
Fenêtres perturbées par ce qui se passe derrière.
Portes perturbées par ceux qui les ouvrent.
Corridors perturbés par ceux qui les empruntent.
La ville
Qui dit architecture dit contexte social, politique, économique. L’architecture quelle qu’elle soit est en fait le fond, le support et le cadre inéluctable de toute œuvre.
Il n’y a plus d’architecture propre à la peinture/à l’œuvre d’art (il n’y a plus d’histoire propre à la peinture/à l’œuvre d’art) qui puisse se concevoir sans passer obligatoirement par l’architecture propre au lieu où elle est exposée. D’où l’impossibilité de concevoir une œuvre en dehors du lieu où elle sera exhibée.
D’où l’inutilité de l’atelier d’artiste et l’absurdité de sa survivance .
L’architecture d’une galerie dans laquelle l’œuvre doit s’articuler ce n’est peut-être pas seulement la salle d’exposition proprement dite (là où la marchandise se montre), mais aussi le bureau directorial (là où la marchandise se vend), la réserve (là où la marchandise se conserve), le salon de réception (là où la marchandise se discute).
C’est peut-être aussi l’architecture extérieure de la galerie, l’escalier qui y mène ou l’ascenseur, la rue qui y conduit, le quartier où elle se trouve, la ville…
L’architecture étant le fait de l’homme
Qui dit architecture dit lieu urbain (habité ou non), lieu culturel. Ne pas accepter que l’architecture soit à la fois le fond inéluctable et le cadre de l’œuvre pousse certains à exposer dans les campagnes, les forêts, les montagnes, les mers ou les déserts.
C’est tenter d’échapper aux hommes, c’est-à-dire à soi-même.
L’architecture étant le fait de l’homme, c’est tenter de nier celui-ci .
Chamonix, France, juillet 1975