Pourquoi écrire ?
Introduction aux textes critiques de Benjamin H. D. Buchloh, Jean-François Lyotard et Jean-Hubert Martin ; in Daniel Buren, Les Couleurs : sculptures. Les Formes : peintures, Paris : Centre Georges-Pompidou, Halifax : Presses du Nova Scotia College of Art & Design, 1981, p. 3-5.
Pourquoi écrire ? ou : une fois n’est pas coutume
Depuis une quinzaine d’années, je n’ai pas participé à une exposition – personnelle ou de groupe – sans écrire moi-même un texte (explicatif ou non) de quelques lignes ou de quelques pages, a priori ou a posteriori, à propos du travail effectué pour l’exposition en question. D’autres textes existent également bien qu’ils n’aient aucun rapport avec une exposition quelconque.
Sur le besoin de ces textes j’ai donné déjà plusieurs fois mon sentiment et en particulier dans : Pourquoi des Textes ? ou le Lieu d’où j’interviens [i]. Je voudrais ici profiter de cette introduction à d’autres textes pour dire pourquoi d’habitude j’écris moi-même.
Tout d’abord, écrire moi-même sur mon propre travail n’a jamais été et ne sera jamais un principe. Je ne pense pas non plus qu’il faille automatiquement qu’un travail visuel soit accompagné par un texte, loin de là.
Mais il semble que l’art ne saurait s’en passer. A tout le moins l’abondante littérature engendrée par les arts plastiques paraît confirmer cela. Le fait est aussi que cette littérature, qui est bien souvent plus encombrante que nécessaire, est presque toujours le fait de personnes s’intéressant aux arts visuels, mais rarement le fait de ceux qui produisent les objets de ces écrits.
Cependant, l’artiste n’étant pas obligatoirement un idiot ou un analphabète, pourquoi n’écrirait-il pas aussi ? En ce qui me concerne, il existe quelques raisons à cette activité « littéraire », raisons parmi lesquelles on peut distinguer : la nécessité, l’urgence, la réflexion, la commande et/ou le plaisir.
Chacun de mes textes est le résultat de l’une ou plusieurs de ces cinq raisons.
1. La nécessité est le moteur essentiel des premiers écrits. Il s’agissait avant tout de pallier les carences et la médiocrité évidentes de la critique ambiante (parisienne pour moi à l’époque). Carences et médiocrité que je découvrais plus tard partout ailleurs et qui semblent se perpétuer sans faillir depuis, d’une génération (spontanée) de critiques à une autre (et pas seulement dans la région parisienne). Nécessité donc de prendre la parole, mais aussi tentative de la reprendre aux critiques qui – sans vergogne – l’ont usurpée depuis des lustres parce que connaissant à l’avance les possibles ravages que leur prose pouvait provoquer, surtout sur des travaux « frais », ravages dont certains ne se remettent jamais, surtout si la prose qui les accable est élogieuse. Enfin, nécessité de faire en sorte, grâce à mes propres textes, d’échapper à leurs discours, afin de ne pas être l’objet, et par suite la victime, de leurs palinodies [ii].
2. L’urgence est la raison d’autres textes exigés par les événements. Réponses à ceci ou à cela, à ceux-ci ou à ceux-là et dont la forme écrite semble être le moyen le plus efficace et approprié à employer pour tenter de contrecarrer telle ou telle action inacceptable [iii].
3. La réflexion permet des textes, soit sur des travaux en cours ou futurs, soit surtout sur des travaux finis – parfois depuis des années – et sur lesquels on prend le temps de s’interroger de nouveau et différemment. Textes permettant alors d’apprécier plus justement ce qui a été fait et ses implications profondes. Réflexion enfin, qui, grâce au recul opéré et à la distance prise, permet de comprendre mieux a posteriori ce qui a été fait et éventuellement ce qui va pouvoir être réintroduit dans le présent [iv].
4. La commande, vieil usage toujours en vigueur, permet quant à elle de se pencher sur des problèmes ou de réfléchir à des thèmes qui, au départ, n’étaient pas vôtres et sur lesquels l’intérêt ne s’était parfois même jamais encore porté. La commande peut être également l’occasion de mettre en ordre des notes éparses dont les liens n’étaient jamais apparus. De la commande émanent donc des écrits différents car provoqués par le désir d’autrui [v].
5. Le plaisir d’écrire enfin, qui par définition est d’ordre intime, et dans ce cas plus que jamais, puisqu’il n’y a aucune prétention littéraire ici, ni le talent nécessaire permettant de le faire partager. D’une façon plus générale d’ailleurs, le plaisir que l’on peut prendre à faire quelque chose – et quelle que soit son intensité – ne peut à lui seul justifier ni la qualité finale du produit ainsi conçu ni qu’une quelconque autre personne doive ou puisse même y trouver quelque plaisir que ce soit. Plaisir intime donc, que l’on prend, ce qui ne veut malheureusement pas dire qu’on puisse automatiquement ni le rendre ni le transmettre [vi].
Que ces raisons et d’autres m’aient fait et me fassent encore prendre la parole ne veut pas dire qu’il en soit une seule parmi elles qui permette de la monopoliser ni qui oblige à s’en servir. D’autre part, écrire, pour quelqu’un dont l’activité principale consiste à « donner à voir » ne veut pas, ni n’a jamais voulu dire, que ses écrits détiennent la « vérité » de ce dont ils parlent ni encore moins qu’ils veuillent en imposer une quelconque, pas plus d’ailleurs que les travaux sur lesquels ils s’appuient.
Le fait d’écrire ne doit pas faire oublier que ma principale activité est liée avec l’ambition permettant de rendre visible du « non-déjà-vu », ces deux occupations ne pouvant être à la fois ni ignorées ni confondues.
Si l’une a pour désir fou de débusquer du « non-déjà-vu » par la vue, l’autre ne saurait en aucun cas prétendre exprimer du « non-déjà-dit ». L’écrit, la parole sont certainement les moyens les plus habituels et immédiats (du quotidien à l’exceptionnel) pour exprimer la pensée, mais cela ne saurait faire oublier que dans le domaine du visuel, l’objet peut être pensée intrinsèque, que ni l’écrit ni la parole – ni aucun autre moyen – ne peuvent remplacer ni réduire.
S’il suffisait de dire où d’écrire une œuvre plastique pour qu’elle soit, je ne donnerais pas cher d’une telle entreprise et l’on peut voir très clairement aujourd’hui où de telles fariboles ont amené certains. En revanche, rien ne semble plus naturel que de parler d’une œuvre plastique ou bien d’écrire sur elle. C’est même là ce qu’on pourrait appeler le « baptême du feu » pour l’œuvre visuelle. Baptême essentiel aux œuvres « muettes » dans la mesure où seulement celles qui émergent intactes ou renforcées prouvent qu’en dehors des écrits elles ont quelque chose à « dire ». Inversement, des écrits qui exténuent l’œuvre au point qu’après les avoir lus on s’aperçoit qu’il n’y a plus rien à voir, prouvent aussi que l’œuvre en question, sur laquelle il a été tant dit, n’avait en fait rien d’autre à dire. Or le « dire » d’une œuvre visuelle (si dire il y a) n’est réductible à aucun autre dire. C’est pour cela que tous les discours du monde, tous les textes possibles ne diront en fin de compte que bien peu de ce qui est essentiel dans le domaine du visible. Et c’est justement autour du problème posé par cette impossible et infranchissable distance entre deux « dires » que résident les meilleurs, les plus sensibles et les plus compréhensifs des écrits sur les arts visuels.
Car si l’on peut admettre comme axiome possible qu’être plasticien c’est montrer de l’invisible, on peut aussi énoncer que dès que l’invisible est vu il est indicible. On peut admettre également que si le « dire » visuel fondamental est par essence « muet », cela n’empêche pas que l’on puisse en parler, de la même façon que l’on peut parler d’un bon repas, mais que cela ne suffit pas pour se nourrir.
Enfin, chacun aura compris que si j’ai exprimé souvent mon propre point de vue sur mes propres travaux (et continue de le faire), ce point de vue n’est ni exhaustif par rapport aux problèmes rencontrés ni, bien entendu, le seul possible. Cela ne veut pas dire non plus que n’importe qui peut écrire n’importe quoi, car si je prends tant de soin et de temps pour écrire, c’est aussi que je pense que les mots ont une certaine puissance et que ce pouvoir ne peut être monopolisé par de soi-disant spécialistes, mais doit être partagé. Si, comme on l’a dit, l’art de la guerre est un art bien trop grave pour être laissé entre les seules mains des militaires, écrire sur les arts visuels est une occupation bien trop sérieuse pour être laissée entre les mains des seuls critiques.
Ainsi, pour ce livre et au sujet des trois pièces acquises par le Musée National d’Art Moderne, ce sont trois écrivains aux points de vue différents et aux activités distinctes (activités cependant qui les confrontent respectivement – à plein temps ou à temps partiel – avec les problèmes soulevés par les arts visuels contemporains) qui apportent ici leur concours.
Ce sont, par ordre alphabétique, Benjamin H. D. Buchloh, critique d’art ; Jean-François Lyotard, philosophe ; Jean-Hubert Martin, conservateur de Musée.
Eux seuls ici parleront de mes travaux.
Une fois n’est pas coutume.
Kyoto, juillet 1981
[i]. 1. Première publication in : Five Texts, édité par Jack Wendler Gallery, Londres et John Weber Gallery, New York, 1973 (anglais).
[ii]. 2. La liste qui va suivre de quelques textes et leurs références correspondant à telle ou telle catégorie n’est évidemment pas exhaustive. D’autre part seul sera indiqué le lieu et la date de la première édition.
a) L’Art n’est plus justifiable ou les points sur les « i », entretien avec Georges Boudaille effectué en novembre 1967 et publié le 13 mars 1968, in Les Lettres Françaises, Paris (français).
b) Mise en Garde no 1, publié in : Conception, catalogue d’exposition, Leverkusen, Allemagne Fédérale, octobre 1969 (ce texte ayant été remanié un grand nombre de fois prière de se reporter à la publication Five Texts mentionnée plus haut).
c) About Biography, textes in catalogue de l’exposition Using Walls au Jewish Museum, New York, avril 1970 (anglais). Etc.
[iii]. 3. a) Lettre ouverte contre les Salons parisiens, Paris, janvier 1967 (avec Mosset, Parmentier et Toroni).
b) Réponse à Michel Ragon, in L’Art vivant no 2, Paris, mai 1969.
c) Au sujet de…, in Werk, Zürich, octobre 1969.
d) Autour d’un détour, in Opus international, Paris, mai 1971.
e) Réponse à Diane Waldman, in Studio International, Londres, juillet/août 1971.
f) Lettre ouverte à Clé pour les Arts, envoyée depuis Anvers, 2 juin 1972.
g) Lettre ouverte contre les galeries qui utilisent le nom de certains artistes qu’elles ne représentent pas et sans leur accord, envoyée depuis Paris, janvier 1974 (avec Carl André, Sol LeWitt, Bob Mangold). Etc.
[iv]. 4. a) Limites critiques, livre édité par Yvon Lambert, Paris, décembre 1970 (français).
b) Position/Proposition, livre édité par le Musée de Mönchengladbach, Allemagne Fédérale, janvier 1971 (allemand).
c) Fonction du Musée in catalogue pour mon exposition personnelle au Musée d’Art moderne d’Oxford, Angleterre, mars 1973 (texte écrit en 1970, mais non publié précédemment).
d) Rebondissements, livre édité par Daled-Gevaert, Bruxelles, juillet 1977 (anglais et français).
[v]. 5. a) Faut-il enseigner l’Art ? in Galerie des Arts, Paris, septembre 1968, écrit en juin 1968 (français).
b) Non nova sed nove in Publication, à la demande de David Lamelas, édité par Nigel Greenwood Inc. Ltd, Londres, août 1970 (anglais).
c) It Rains, it Snows, it Paintsin Art Magazine, New York, avril 1970 (anglais).
d) Notes sur le travail prises entre 1967 et 1975 récapitulées à la demande de Studio International, Londres, septembre/octobre 1975, numéro spécial sur l’architecture (anglais). Etc.
[vi]. 6. On voudra bien m’excuser ici de ne rien indiquer conformément à ce qui est dit au paragraphe se rapportant à cette note.